SANCTUARISER L’ÉCOLE : UN OXYMORE ABSURDE

par Matteo Pottier Bianchi
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Depuis que les instituteurs, les professeurs et tous les personnels de l’Éducation nationale ne sont plus considérés comme des professionnels et des fonctionnaires d’élite, ce qu’ils sont pour la plupart, c’est-à-dire depuis un peu plus de quarante ans, on entend souvent dire que l’école serait ou devrait être un sanctuaire, propos tenus dernièrement par la première ministre Élisabeth Borne, à l’occasion de l’assassinat par un islamiste du professeur de lettres Dominique Bernard, à Arras : « L’école est un sanctuaire. Elle doit être préservée des intimidations, de la brutalité, de la violence et du fanatisme. »

En 2010, un ancien professeur, Michel Hospital, réfléchissait dans Le Monde1 à la « sanctuarisation de l’école », comme si la seule solution pour assurer la sécurité et la protection que l’État doit aux enfants et aux fonctionnaires était de refermer l’institution sur elle-même, afin de la rendre intouchable en la sacralisant, d’en faire un lieu inviolable, une sorte de « saint des saints » que personne n’oserait attaquer et perturber.

Curieuse dérive de la réflexion politique sur l’école républicaine dont la qualité première est d’être laïque, c’est-à-dire ouverte à tous dans le respect des convictions de chacun à condition qu’elles ne s’imposent jamais à quiconque.

Lorsque le récent ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, affirme, dans le même temps : « L’école ne se laissera pas terroriser. », il fait d’un concept une entité apparemment singulière et homogène, une sorte de réalité unique et constante, en oubliant que c’est avant tout une construction idéale et collective qui ne peut pas réagir comme un individu : l’école ne peut être terrorisée mais elle peut être anéantie après avoir été ruinée et minée par des attaques qui ne sont pas forcément visibles, voire évidentes. De toute façon, ce n’est pas l’école qu’il faut « préserver des intimidations, de la brutalité, des violences et du fanatisme », ce sont les êtres humains qui la font vivre que l’État doit protéger, les uns parce que ce sont des enfants, des jeunes gens à la merci de la violence du monde, les autres parce qu’ils sont les adultes responsables de l’instruction et la protection de ces enfants et de ces jeunes gens. Ces adultes ont une seule mission : jouer auprès de la jeunesse leur rôle d’instituteur, de professeur, de maître2 avant d’être un défenseur ou un rempart contre le couteau de l’assassin.

Ce discours essentialisant vise, à l’évidence, à rendre le problème de la protection de l’école plus abstrait et plus théorique qu’il ne l’est, à faire des tentatives d’assassinat et de l’assassinat d’élèves et de maîtres un sujet plus vague et imprécis qu’il n’est en réalité.

En effet, l’école n’est pas un sanctuaire, elle ne doit pas l’être pour de nombreuses et diverses raisons, dont la moindre est qu’elle n’appartient pas au domaine du sacré. L’école républicaine repose sur une idée, un idéal qu’esquissent, en 1791, les Cinq mémoires sur l’instruction publique de Condorcetqui propose de protéger le savoir contre le pouvoir, de considérer l’excellence comme la forme la plus noble de l’égalité, de voir en chaque enfant un sujet de droit rationnel et éducable, de ne pas assujettir l’instruction aux volontés particulières et à l’intérêt immédiat de l’État ou des sociétés privées, d’affirmer qu’instruire ce n’est ni simplement informer ni conformer à un dogme quel qu’il soit. Jules Ferry met en place cet idéal à partir de 1882, s’appuyant sur la loi Falloux de 1850 qui met fin au monopole des congrégations, et surtout de la Compagnie de Jésus, sur les écoles, annonçant la loi du 9 décembre 1905 qui entérine la séparation des églises et de l’État : « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». L’école républicaine tranche le lien avec l’Église qui existait jusqu’en 1850, toute réflexion sur l’instruction et l’enseignement reposant alors sur l’idée d’un dieu protecteur et tout-puissant dont le représentant sur terre était le roi.

L’école républicaine est donc une idée qui met presque un siècle à devenir une réalité et elle se construit non par la décision d’un seul, mais par la volonté collective représentée par des ministres au service du peuple et de ses enfants. Pour cela, l’État s’appuie sur le travail des instituteurs, ceux que Charles Péguy désigne comme « les hussards noirs de la république »3, souvenir de son passage à l’École normale d’application dont les élèves-maîtres portaient un uniforme noir très proche de celui du bataillon de cavalerie créé par la première république en 1793 (an III). L’allusion guerrière est claire : il s’agit de combattre l’ignorance et la mainmise de l’Église sur l’instruction des plus jeunes, de lutter contre le monopole des « réguliers », souvent des Jésuites, surtout dans les provinces où la République peine à installer ses institutions. Les écoles publiques, communales, placées sous l’autorité du maire et du préfet et non sous celle de l’évêché, reçoivent tous les enfants sans distinction d’origine ou de religion, garçons et filles qui bénéficient de la même instruction, selon le vœu de Jules Ferry qui souhaite combattre la « plus grande des inégalités, celle de l’instruction »4. L’école de la république est donc ouverte sur le monde de ceux qui la font exister, instituteurs et professeurs avec leurs élèves au sein des communes, des départements et des régions qui constituent la nation, rassemblement de tous ceux qui naissent dans un même espace géographique.

L’école, par son histoire autant que par ses origines, n’est pas un sanctuaire. Qu’est-ce vraiment qu’un sanctuaire ? Étymologiquement, c’est le lieu le plus sacré et le plus secret d’un temple, celui que seuls les prêtres du culte peuvent pénétrer, le « saint des saints » ou « sanctum sanctorum » en latin d’église, inaccessible au commun des mortels. Le terme latin, sanctuarium, désigne aussi, chez Pline l’Ancien5, le bureau d’un roi, en l’occurrence Mithridate du Pont, où celui-ci dissimulait la recette secrète d’un antidote merveilleux.

Le caractère sacré et secret du sanctuaire s’oppose au profane, profanus, en latin, à ce qui se trouve devant le sanctuaire et le temple6, au monde qui n’est ni sacré, ni consacré. Il est d’ailleurs interdit de toucher ou d’être touché par ce qui est sacré, sous peine de sanction7, terme de la même famille, sous peine de souillure impardonnable ; pour les Anciens, le terme sacré peut prendre le sens de maudit ou criminel : le coupable est sacré et sa fréquentation est interdite par la loi.

Le profane peut être considéré, dans la perspective religieuse du monde antique, comme un éventuel profanateur ou un impie, mais il est surtout un non-initié, un ignorant des mystères divins puis des codes sociaux et moraux. L’école est alors le lieu de l’instruction des profanes, des ignorants, de ceux qui restent en dehors de la clôture des institutions religieuses, monastères et couvents fermés au monde. À partir de la fin du XIXème siècle, ils sont les laïcs, le peuple dans son ensemble comme l’était le laos (ὁ λαός) des Grecs anciens dont dérive l’adjectif λαικός, laïque, qui appartient au peuple, comme les gens (οἱ λαικοί) qui s’opposent aux prêtres dans l’Égypte hellénistique ; chez les Grecs, le laos est aussi l’armée, le rassemblement des citoyens qui défendent la cité.

Si l’on considère que la laïcité moderne est un des piliers de l’école républicaine, il est pour le moins paradoxal de vouloir en faire un lieu dédié au sacré, voire au religieux, surtout dans un monde où le sacré n’a de valeur que pour celui qui croit, encore faut-il qu’il respecte la croyance ou la non-croyance des autres, ce qui est le fondement de la laïcité. C’est elle qui fonde la liberté des individus, leur égalité en droit et qui permet une fraternité de principe, résultat de l’acceptation d’un « contrat social » qui, bien avant Jean-Jacques Rousseau8, fondait la constitution de la cité pour les philosophes antiques9. Pour que ce contrat soit efficace, il faut le connaître et y réfléchir, il faut donc aller à l’école, qui n’est pas un lieu de croyance et de foi en Dieu, mais un lieu de savoir par l’apprentissage intellectuel et physique, un lieu de partage de connaissances vérifiées et mises en doute, un lieu où chacun apprend de l’autre en lui faisant confiance mais en conservant son libre arbitre et la capacité, la possibilité de contester, de critiquer et de corriger les éventuelles erreurs commises, qui ne sont pas des fautes, contrairement aux sanctuaires où tout égarement devient un péché passible de sanction, où toute contravention aux lois imposées par la hiérarchie religieuse est considérée comme une faute, vénielle ou mortelle, voire comme un sacrilège.

La qualité de la liberté acquise à l’école repose donc sur l’idée que tout savoir peut être soumis à la raison, que ce qu’on y apprend est vrai et peut évoluer, se transformer et progresser pour refléter les progrès intellectuels et techniques du monde profane, celui pour qui les dieux sont ailleurs. Or, si l’école était un sanctuaire, comme le laissent entendre et le souhaitent certains politiques, elle se refermerait sur elle-même, comme le font les sectes et les églises qui considèrent leur « savoir » unique comme définitif et incontestable, qui imposent à leurs fidèles un dogme figé depuis longtemps et devenu caduc. Et, même si, par essence, l’école et ses maîtres sont conservateurs, ils ne le sont pas par ignorance, refus d’évoluer ou volonté d’imposer une forme d’ignorance pour instaurer un quelconque pouvoir sur autrui, ils le sont comme le sont les conservateurs de musée, les bibliothécaires ou les libraires, comme le sont les historiens qui tiennent à pérenniser le passé pour mieux comprendre le présent et préparer le futur.

En outre, et depuis longtemps, l’école n’est pas un sanctuaire, même si les bâtiments  dans lesquels elle s’exerce sont, de plus en plus souvent, construits comme des forteresses, des sortes de prisons de béton, de métal et de verre, inaccessibles pendant les vacances scolaires. Ces bâtiments austères, rarement conçus pour le confort de ceux qui les fréquentent, ont évolué en fonction des normes sociales et architecturales, quelquefois en fonction du nombre d’élèves qu’ils reçoivent quotidiennement : en France, les établissements scolaires rassemblent entre une vingtaine d’élèves pour les plus petits et plus d’un millier dans les cités scolaires ou les grands lycées urbains, le nombre total d’élèves étant encore de six millions et demi pour le premier degré, et de cinq millions et demi pour le second degré, plus de 80% de ces élèves allant dans des écoles publiques10. Ils sont fermés en dehors des heures d’entrée et de sortie des élèves et opposent à l’extérieur une résistance symbolique et souvent de pure forme, comme on l’a constaté le 13 octobre dernier à Arras. L’institution, elle, est ouverte au meilleur et au pire de ce que propose le monde, à tel point que, parfois, les professeurs peinent à trouver le temps de donner leurs cours, ne parviennent pas à « terminer le programme » de l’année parsemée de « journées banalisées » et d’interventions d’associations locales, de préparation aux ASSR11, aux certifications PIX12, Cambridge13, aux niveaux A1 à C214, aux divers concours littéraires et scientifiques proposés par l’institution et ses partenaires, sans compter les conférences et visites de l’armée, de la gendarmerie, de la police, des médecins et infirmières, des associations et institutions sportives, artistiques, scientifiques, des assistantes sociales ou du planning familial. Toutes ces intrusions dans la vie scolaire ont de bonnes intentions et ceux qui les autorisent et les organisent prétendent qu’elles servent le « projet éducatif » que l’école serait en charge de réaliser, arguant du caractère « pédagogique » des « activités et interventions » proposées, ou plutôt, imposées aux groupes, aux classes, parfois à toute une division ou tout un établissement, comme certaines « traditions » locales : concours, tournoi ou activité sportive ou artistique, « journée d’inclusion », journée de ceci ou de cela sont souvent obligatoires  pour tous, élèves et professeurs.

L’école n’est donc pas, dans les faits, ce sanctuaire que d’aucuns appellent de leurs vœux, elle est plutôt une espèce de hall de gare ouvert à tous vents, un espace où se rencontrent les jeunes et les adultes du monde hors de l’école, ce qui peut être profitable quand cela ne gêne pas l’apprentissage et l’instruction que l’école républicaine doit aux enfants, surtout dans les petites classes où l’instituteur pose les bases solides de tout ce que l’élève apprend au cours de sa vie.

Toutes ces découvertes peuvent être intéressantes, également, quand elles illustrent et complètent les cours, quand elles permettent une meilleure compréhension des exercices souvent théoriques imposés par les programmes qui régulent la progression des acquisitions scolaires, quand elles restent dans le domaine de l’instruction rationnelle et pratique qu’il ne faut pas confondre avec l’éducation que chaque famille donne à ses enfants.

En effet, l’Éducation nationale remplace, en 1932, l’Instruction publique de 1828 et a pour ambition, en développant la gratuité de l’enseignement scolaire, de réaliser pleinement le projet de Jules Ferry en offrant à tous les enfants de la nation la même instruction avec les mêmes moyens. Le nom du ministère reprend une expression du XVIIIème siècle, celle du magistrat breton et janséniste La Chalotais qui, en 1763, pour contrer le programme d’enseignement des Jésuites, résolument humaniste et littéraire, propose un nouveau programme d’enseignement plus scientifique et pratique. Or, la réflexion sur l’éducation des philosophes et des politiques des Lumières est encore très préoccupée par les mœurs, la morale qu’il faut inculquer au peuple afin de créer une sorte d’uniformité chez des citoyens qui sont encore les sujets d’un roi : si cette dimension morale existe toujours dans le concept d’éducation nationale moderne, elle s’est largement modifiée au cours du temps et il n’est plus question, comme à cette époque, d’enfermer les enfants, de les séparer de leur famille dans des séminaires et des internats, fussent-ils « d’excellence » afin d’en faire plus facilement de bons sujets. La société contemporaine ne peut plus accepter que l’éducation appartienne totalement à l’état, et la laïcité est le principe qui garantit, qu’au-delà du savoir acquis, la singularité et la personnalité de chacun sont respectées et préservées.

La sanctuarisation de l’école est donc une idée absurde qui ne retient du concept de sanctuaire que l’idée d’une sécurité ou d’une protection presque magique : ce n’est pas en clôturant l’école comme un monastère médiéval qu’on empêchera l’intrusion de la barbarie et de la violence dans les établissements scolaires. La peur d’un hypothétique enfer ou de la colère de Dieu n’est plus – et l’a-t-elle été un jour ? – un moyen de protection efficace, d’autant que, finalement, ceux qui s’en prennent aux professeurs en les assassinant manifestent leur propre crainte devant l’efficacité de leur enseignement qui, à leurs yeux, est une attaque contre leur croyance. Inconsciemment, et sans doute involontairement, ils reconnaissent non pas la sainteté ou le caractère sacré et inviolable de l’école, mais son caractère subversif et profane, sa capacité à ouvrir les esprits qu’ils voudraient fermer, le danger qu’elle représente pour ceux qui cherchent à imposer un pouvoir bâti sur l’irrationnel et le fanatisme.

Finalement, il leur serait sans doute plus facile d’attaquer un sanctuaire, un lieu fermé et secret où le monde ne pénétrerait pas ou peu et seulement par le truchement de croyants comme eux, car, dans ce cas, il leur serait aisé de s’appuyer sur la croyance existante pour vaincre et dominer. Heureusement, l’école n’est pas un sanctuaire, elle reste le lieu de la liberté en progrès, le lieu où les maîtres sont aussi des êtres humains capables de protéger ce qui mérite de l’être.


1 Michel HOSPITAL, « L’École, sanctuaire ou forteresse ? » in Le Monde, 1er mars 2010

2 Le maître, ou magister, en latin, tire son nom d’un radical mag-, qu’on trouve dans l’adjectif magnus : grand ou dans l’adverbe magis : plus. Il est celui qui permet de devenir grand …

3 Charles PÉGUY, L’argent, 1913

4 Jules FERRY, Discours du 10 avril 1870 in Revue d’Histoire politique, mars 2014

5 PLINE l’Ancien, Histoire naturelle, XXIII, 77, 149 : vainqueur de Mithridate, le grand Pompée découvre, « in sanctuariis Mithridatis », la recette d’un antidote que nous révèle Pline …

6 Profanus est composé du préfixe pro– : devant et du terme fanum : temple ou sanctuaire.

7 Le mot sanction, sanctio, onis, f. en latin a le même radical que l’adjectif sanctus, a, um : saint.

8 Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social ou Principes du droit politique, 1762

9 Notamment chez ARISTOTE, Politique, I, III et VII, CICÉRON, République, I et SALLUSTE, Sur la conjuration de Catilina, 6-7.

10 Source : L’Éducation nationale en chiffres in education.gouv.fr.

11 Attestation Scolaire de Sécurité Routière.

12 PIX : service public en ligne pour évaluer, développer et certifier ses compétences numériques tout au long de la vie.

13 La certification Cambridge ou CEC (Cambridge English Certificate) valide le niveau B2 en anglais.

14 Niveaux acquis dans une langue vivante.

Auteur/autrice

  • Matteo Pottier Bianchi

    Matteo POTTIER BIANCHI, enseignant et doctorant en histoire et histoire du droit, préside le Centre d’études républicaines, centre de réflexion universitaire fondé en Sorbonne, rassemblant enseignants et chercheurs français autour des thématiques de l’École et de l’Université.

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