Les entretiens du Centre d’études républicaines
Avec Sabine VAN HEGHE, ancienne sénatrice membre de la commission des Affaires culturelles, présidente de la Mission d’information sénatoriale sur le harcèlement scolaire.
Dans son examen des maux qui minent aujourd’hui les établissements primaires et secondaires, le Centre d’études républicaines a souhaité entendre Sabine Van Heghe, présidente de la Mission d’information sur le harcèlement scolaire au Sénat qui rendit son rapport le 21 septembre 2021[1]. Après plusieurs cas de harcèlement scolaire dans son département, la sénatrice du Pas-de-Calais entre 2017 et 2023 entreprend un vaste travail d’enquête pour identifier les sources du harcèlement scolaire, en fournir une définition affinée et en proposer un traitement. Au travers du harcèlement scolaire, c’est bien un problème tenant au climat social et à la structure de l’institution scolaire et de la communauté républicaine qui se dessine.
« Les propositions concrètes que nous avons faites apportent au moins une partie de la réponse au phénomène du harcèlement scolaire qui s’amplifie d’années en années. Encore faut-il qu’elles soient appliquées. Car, des quatre ministres de l’Éducation nationale qui se sont succédé depuis 2017, aucun ne s’est penché et n’a tenu compte de nos préconisations. Le problème existe et il est identifié. Notre travail essaye d’en faire synthèse et d’en proposer les solutions, mais il ne trouve pas d’écho. C’est une frustration sérieuse. Il faut dépasser les effets d’annonce car rien ne bouge suite pourtant à un travail très fouillé. » Sabine VAN HEGHE
Centre d’études républicaines : pourquoi vous être intéressée au harcèlement scolaire et quel était l’objectif de ce travail sénatorial ?
L’École n’est en aucun cas un espace hermétique à la dégradation de notre climat social. La communautarisation de la société, le défi de la règle commune, l’agressivité généralisée sont des mouvements sociaux extérieurs aux murs scolaires mais qui nourrissent en son sein un phénomène de harcèlement qui s’est amplifié ces dernières années.
La question était pour moi la suivante : pourquoi l’École ne constitue-t-elle pas ce rempart de protection des enfants vis-à-vis du monde des adultes ? Comment ramener la sécurité à l’École et éviter à des enfants de ruiner leur vie scolaire et leur vie en général ?
Les dynamiques de groupe à l’école dirigés par un ensemble d’élèves contre un ou des camarades ne sont pas nouveaux : les brimades entre élèves ont toujours existé mais étaient régulées par une structure familiale et une autorité scolaire. Ces cadres n’existent plus quand la société est de plus en plus conflictuelle. Une telle violence dans le rapport jusqu’au sadisme le plus complet, chez même des très jeunes, relève de la transposition d’un climat social accompagné par un désintérêt, une démission nouvelle des parents. Ainsi, ce qui change c’est la dimension exacerbée du phénomène.
Centre d’études républicaines : vous évoquez la démission des parents alors que, dans le même temps, il semble que l’intrusion de ces mêmes parents dans l’institution scolaire n’ait jamais été si forte.
Les parents sont présents dans l’École, parfois trop, jusqu’à entraver le travail des enseignants, mettant leur grain de sel où ils devraient sans doute s’abstenir. Dans les cas de harcèlement scolaire, les parents prennent forcément la défense de leur enfant sans envisager l’éventualité que ce dernier puisse faillir ou fauter. Dans leur démarche, ils protègent leur propre enfant au détriment d’une conscience collective. Et quand le « chacun pour soi » rencontre une politique éducative nationale qui tend à mettre à égalité la parole de l’élève et de l’enseignant, l’enfant est roi : vis-à-vis du professeur comme de ses camarades. Il s’agit d’une démission des parents dans leur rôle éducatif qui repose sur la transmission du respect de l’autre et de l’autorité.
Centre d’études républicaines : le cyber harcèlement est-il l’extension du harcèlement par d’autres moyens ?
Il faut prendre le phénomène dans sa complexité et appréhender la « banalisation du mal ». L’enfant a tendance à vouloir s’intégrer dans un groupe pour exister. L’appartenance à un ensemble, matérialisé aussi et, aujourd’hui, surtout par le numérique – via des groupes de discussion notamment – constitue une source de satisfaction, mais aussi une quasi nécessité dans la réflexion et la construction du jeune. Si un groupe a décidé de s’en prendre à un élève, un enfant peut s’y joindre par conformisme sans même la volonté de nuire. Ainsi, les jeunes ne se rendent en réalité pas toujours compte du mal qui peut être fait.
La dimension virale et incontrôlée portée par le cyber est incontestablement la pire facette du harcèlement en milieu scolaire puisqu’offre la possibilité de se cacher derrière l’anonymat des réseaux sociaux. Un anonymat qui libère la parole destructrice d’un côté, et créé un phénomène permanent de l’autre puisque l’enfant est désormais harcelé jusque dans sa chambre. Le cyber abolit toute frontière temporelle, physique ou morale dans ce processus de harcèlement.
Au travers de ces situations se lit la faillite éducative des parents. D’abord, mettre un smartphone entre les mains des trop jeunes gens est une faute grave qu’il ne faut pas hésiter à dénoncer. Ensuite, quand le Rubicon est franchi, l’usage de l’outil numérique, qui peut être réceptacle et diffuseur de propos et d’attitudes nocives, doit s’accompagner d’un contrôle des parents.
Centre d’études républicaines : que retenez-vous du suicide en 2023 de la jeune Chanel dans le Pas-de-Calais ?
Ces cas se multiplient. Le processus d’enfermement qui conduit un enfant au suicide se caractérise en général par une rupture de parole : avec les équipes pédagogiques comme avec les parents. Un processus les culpabilise. Cette rupture de parole n’est pour autant pas toujours le fait de parents démissionnaires. J’ai ainsi rencontré dans le cadre de mes travaux une famille dont l’enfant avait subi un harcèlement sérieux. Les parents, dans ce cas d’espèce, n’étaient en rien démissionnaires. Mais c’est l’enfant qui n’a pas voulu mêler ses parents à ses problèmes, peut-être pour les protéger. Voulant ne pas les inquiéter, il a souffert en silence. Cela dit, neuf fois sur dix, les parents n’exercent par leur rôle, aussi bien de paravent que d’éducateur à l’empathie, à la bienveillance, à la gentillesse, dimension éducative qui ne doit pas revenir à l’école.
Centre d’études républicaines : le refuge que trouvent les enfants sur l’espace numérique n’est-il pas aussi un signe de la démission familiale ?
Il en est effectivement une conséquence. Accepter que l’enfant soit sur son téléphone jusqu’à table, que le téléphone imprègne le temps familial, prédispose à la rupture de communication. Les réseaux sociaux deviennent la première référence des enfants en tous domaines : pour communiquer, ressentir une émotion, ou chercher une information. C’est pire qu’une rupture de communication, c’est entrer dans un univers souvent bien loin de la réalité. Les parents ont le devoir de briser cette bulle hermétique.
Entre un climat social détérioré et la démission des parents, un troisième élément se greffe : la démission du corps enseignant. Celui-ci est fatigué de se heurter à la hiérarchie, aux parents, aux exigences plurielles qui lui incombe de manière croissante, à la perte de reconnaissance et de sens de son métier. Nous sommes face à un paradoxe : les élèves passent de plus en plus de temps à l’Ecole mais les enseignants disposent de moins en moins de marge d’enseignement, contraints par des programmes trop généraux quand ils devraient être spécifiques, et trop fournis quand ils pourraient être élagués. Les chamailleries entre enfants ne constituent pas une priorité des plus urgentes. Leur rôle d’éducation à la vie collective, derrière leur rôle d’instruction, est insatisfait.
Centre d’études républicaines : vous évoquez l’éducation derrière l’instruction. Ne s’est-on pas détournés des missions de l’École en confiant au corps enseignant une mission éducative qui revient normalement à la famille ?
Instruction bien ordonnée se suffit à elle-même. L’assimilation de connaissances par les élèves complétée, jadis, d’heures pertinentes de morale ou d’instruction civique, permettait d’assimiler le fonctionnement de la structure commune. Je ne mets rien de plus derrière le rôle « éducatif » car, dans le cas de l’école, il doit s’arrêter à la stricte transmission des règles de vie en société et de fonctionnement de la société démocratique. Une porosité des frontières existait sans gravité car un équilibre était trouvé. Ce qui constituait la base du système était le respect de l’enseignant qui, aujourd’hui, s’est dilué. Tout est donc remis en cause.
Centre d’études républicaines : quid de la prise en charge du harcèlement scolaire du côté administratif ?
Partout où cela se passe bien, là où les faits de harcèlement sont marginaux, les équipes éducatives dans leur ensemble se sont saisies de la question du harcèlement et ont mis en place une attention particulière : application du programme pHARe, affichage des numéros mis à disposition des victimes et témoins, mise en place des référents clairement identifiés par les élèves. Le harcèlement peut se développer librement là où les équipes éducatives ne se sentent pas concernées. Une des préconisations essentielles du rapport consiste à sortir le climat social des grilles de notation des établissements. Ce critère dans l’évaluation des écoles collèges et lycées, loin de favoriser l’amélioration du climat, enferme la parole. Signaler, relever et traiter les faits de harcèlement ne doit pas avoir des conséquences sur la notation des établissements. Le ministre Pap Ndiaye agréait cette idée. Une disposition simple qui n’a pas été suivie d’effets.
Centre d’études républicaines : quel regard portez-vous sur le programme pHARe, expérimenté en 2021 et généralisé en 2022, touchant maintenant tous les collèges lycées, et sur la loi de novembre 2022 ?
Le programme pHARe fonctionne quand il est appliqué, mais est incomplet. La généralisation était une bonne chose qu’il faut augmenter des recommandations règlementaires du rapport sénatorial. Celles-ci n’ont pas été entendues, alors que simples : le déploiement d’adultes référents, d’élèves ambassadeurs, un affichage plus sérieux des numéros d’assistance… Quant à la loi de 2022, elle se concentre sur la sanction du harceleur, donc sur le traitement d’un problème qu’on n’a pas su éviter.
Sur mon département, j’ai mis en place une table ronde relative au harcèlement en préfecture avec tous les services de l’État en lien avec la question du harcèlement : police, justice, éducation nationale, pour voir comment, à l’échelle départementale, on peut traiter la question. Et nous avançons ! Par exemple, par la mise en place à titre expérimental d’un accueil spécifique dans un commissariat de Lens, car on accueillait jusqu’alors de la même manière un enfant qui venait déposer plainte avec ses parents pour fait de harcèlement qu’un citoyen victime d’un vol. Un problème analogue à celui de la prise en charge des mains courantes et plaintes des femmes victimes de violences : il faut une prise en charge spécifique. Cet accueil fonctionne très bien. Avec les services de justice sont également mises en place des lettres d’avertissement par le procureur de la République aux parents de l’enfant harceleur qui font leur effet, car remet les actes de l’enfant dans un contexte judiciaire.
Centre d’études républicaines : un rapport existe-t-il, selon vous, entre le développement du harcèlement, y compris dans sa dimension cyber, et une trop faible réponse pénale ?
Le harcèlement scolaire n’est pas bien appréhendé et n’arrive que rarement devant la justice. Pour lutter efficacement, toute la chaîne doit être mobilisée, depuis le signalement jusqu’à la sanction. Quand on pense que même les numéros d’urgence et d’aide ne sont pas correctement affichés dans les établissements et dans les ENT, on comprend le problème. Notre objectif doit se concentrer sur la prévention pour éviter la sanction. Gardons à l’esprit que la responsabilité pénale n’existe qu’à partir de 13 ans. Or nous parlons d’un phénomène qui concerne les élèves dès le primaire.
Centre d’études républicaines : sur la place de la justice dans le phénomène de prévention et de traitement, que pensez-vous des partenariats entre écoles et police ?
Un investissement plus ample du corps judiciaire et associatif dans le processus de prévention est sans doute souhaitable. Mais il faut que l’établissement soit volontaire. Les associations, la police ne demandent qu’à pouvoir intervenir, encore faut-il que des créneaux soient dégagés. Ne peut-on envisager des temps réguliers, semestriels par exemple, d’échange entre acteurs enseignants, associatifs, judiciaires ? Nos propositions reposent sur une idée : faire de ces partenariats un système, et non plus des initiatives volontaires et isolés.
Concernant les forces de l’ordre, deux cas sont à distinguer. Je ne tiens pas les idées de permanence policière dans les écoles, fussent-elles de banlieue, comme une bonne idée car elles réduisent à néant l’autorité enseignante qui n’existe plus, dès lors, que derrière celle de l’uniforme. Ce travail n’est pas celui des policiers. En revanche, participer à la sensibilisation, rappeler aux élèves leur devoir et les sanctions pénales en cas de manquement, voilà une bonne manière d’intégrer les forces de l’ordre dans la lutte contre les incivilités et le harcèlement scolaire.
Centre d’études républicaines : sénatrice, vous avez connu trois ministres de l’Éducation nationale. Quelle a été leur approche du sujet et comment expliquer l’absence de prise en charge de ce sujet par le gouvernement ?
Jean-Michel Blanquer fut parfaitement hermétique à la voix sénatoriale sur le sujet du harcèlement scolaire dans une indifférence qui frôlait la désinvolture. Il n’était pas présent lors du rendu du rapport d’information. Pap Ndiaye fut au contraire très à l’écoute mais inopérant, notamment par manque de dynamisme et de temps. Gabriel Attal semblait s’en préoccuper et a beaucoup communiqué sur le sujet. Quelle concrétisation sur le terrain ?
Centre d’études républicaines : une première réaction ne se situe-t-elle pas du côté des réseaux sociaux ?
Les réseaux dans leur ensemble, longuement auditionnés dans le cadre de la Mission d’information, se sentent fort peu concernés, voir pas concernés par ce problème qui ne serait aucunement de leur responsabilité. Je fus d’ailleurs choquée de la condescendance avec lesquels ces représentants s’estimaient autorisés à tenir tête aux représentants de la France. Leur discours repose sur la félicitation de ce qui existe déjà et l’efficience prétendue de leurs modérateurs. On voit le résultat ! Par ailleurs, ces réseaux s’opposent aux évolutions législatives prévues en France. Ils donnèrent de la voix pendant les auditions contre le projet, heureusement promulgué depuis, d’une loi sur la majorité numérique. Intérêts économiques avant tout sous couvert de défense des libertés individuelles et de la vie privée. Je conserve de ces entretiens une préoccupation majeure : ces réseaux, de même que les GAFA, constitués comme contre-pouvoirs au moins, superpuissances au plus, sont dans le cadre international de nouveaux adversaires pour la souveraineté des États. Phénomène nouveau que nous ne devons pas perdre de vue.
Dans la discussion de la proposition de loi Balanant en 2022, j’ai déposé plusieurs amendements visant à contraindre les réseaux sociaux à la diffusion de page de publicité sur le harcèlement scolaire. Ces propositions ont été refusées par le Sénat au nom du principe que cette idée serait inopérante à l’échelle nationale, qu’il revenait à l’Europe d’en décider.
On tourne en rond : les réseaux refusent d’agir sans la contrainte des gouvernements, lesquels ne veulent pas agir au prétexte qu’il s’agirait d’une compétence européenne ! La réalité est en fait que cette question du numérique n’est pas envisagée par le politique en France.
Centre d’études républicaines : le Centre d’études républicaines souhaite étudier l’hypothèse d’un permis du numérique conditionnant l’accès aux réseaux sociaux pour les mineurs. Quelle est votre position sur le sujet et quelles sont, selon vous, les perspectives d’amélioration sur le sujet du harcèlement scolaire ?
Le plus important reste d’instruire, rôle de l’École. L’idée d’une autorisation d’accès aux réseaux sociaux après une phase d’instruction par l’école sanctionnée par un brevet sur la base du B2i me semble une hypothèse tout à fait pertinente. La faisabilité d’une telle idée me semble plus contraignante. D’autres outils sont à mobiliser, comme par exemple le SNU.
Nous attendons beaucoup de ce désormais ex-ministre de l’Éducation nationale qui s’était dit très concerné. Il a promis d’emporter avec lui à Matignon la cause de l’Ecole, je lui dis « chiche » ! Il faut, au-delà du buzz de la rentrée, des actes avant les prochains drames qui ne manqueront pas d’arriver si nous ne faisons rien.
Je terminerai en questionnant la responsabilité du politique. En fait, toutes les solutions existent, les propositions sont faites et cela non uniquement sur le sujet du harcèlement scolaire mais sur les maux français en général. Alors pourquoi une telle inaction, un tel manque d’ambition, de tels freins ?
[1] FRANCE. SÉNAT. Rapport d’information Harcèlement scolaire et cyberharcèlement : mobilisation générale pour mieux prévenir, détecter, traiter. N° 843. 2020-2021. 22 septembre 2021. 139 p.